Mort d'une gomme

 

Ma gomme est morte.

Rien de plus normal me direz-vous quand une gomme s'use à la tâche. Et celle-ci en a connu, des taches. Mais elle n'en a pas été usée pour autant. Ce n'est pas de cela qu'elle est morte. Certes elle s'est frottée à toutes les aspérités d'une vie. Son parcours n'a pas toujours été lisse et sans bavure. Mais elle a su se préserver des noirceurs de l'existence. 
Elle était plutôt souple de caractère. Je n'ai pas dit qu'elle était molle. Mais elle avait cette faculté naturelle de s'adapter à toutes les situations même les plus improbables. Tenez, un jour elle m'a sauvé du désastre. J'alignais les chiffres sur mon livre de comptes quand je m'aperçus que j'étais dans le rouge. Eh bien, en deux temps trois mouvements, elle a rétabli la situation et tout est rentré dans l'ordre. Elle a réussi à effacer mes dettes.

Oh là, je vois ce que vous insinuez. Non, elle ne trichait pas, elle n'a jamais rien fait de condamnable, et de toute façon la guillotine n'existe plus.

Morte de vieillesse? Vous plaisantez, elle était la jeunesse même. Le teint frais, la peau blanche, toujours soignée, elle pouvait aller et venir pendant des heures. Elle était infatigable. Elle se reposait  parfois un moment à côté de moi mais cela ne durait jamais bien longtemps car je me trompe souvent. Toujours prête à intervenir. Et fidèle avec ça. Et pas rancunière. Avec elle les mots les plus laids, les plus durs s'envolaient sans laisser de trace. Disparus, oubliés.

Et pas bégueule non plus. Elle pouvait faire les plus sales boulots sans rechigner.

Mais n'allez pas penser que j'en abusais et qu'elle s'est suicidée par désespoir.

Elle savait à quel point je ne pouvais me passer d'elle.

Non, monsieur le commissaire, c'était un regrettable accident. Un papier froissé que j'ai jeté au feu. Elle était dedans.

Incinérée.